Tribune

Fonction publique : une réforme en trompe l'oeil



Le Projet de loi du Gouvernement Philippe sur la transformation de la fonction publique est actuellement en discussion au Parlement. Dans cette tribune, Stéphane Morel, responsable du comité thématique « Réforme de l’Etat » d'Objectif France explique les raisons pour lesquelles l’usage de la novlangue macronienne masque une réforme en trompe l’œil.


Dans le roman de George Orwell « 1984 », Winston Smith, l’un des personnages principaux, officie au ministère de la Vérité. Syme, l’un de ses collègues membre de l’énorme équipe d’experts occupés à compiler la onzième édition du dictionnaire Novlangue lui explique : « Ne voyez-vous pas que le véritable but du Novlangue est de restreindre les limites de la pensée ? A la fin nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer. »

La France de Macron, rassurez vous, n’est pas Eurasia, le continent imaginé par Orwell. Et Olivier Dussopt n’est pas ministre en charge de la Vérité, mais secrétaire d’Etat chargé de la Fonction Publique auprès de Gérald Darmanin, ministre de l’Action et des Comptes publics.

Pourtant, le projet de loi de transformation de la fonction publique qu’il a présenté à Bercy le 14 février 2019 fait un usage immodéré de la novlangue macronienne. Dès l’exposé des motifs, une « grande réforme » nous est annoncée, destinée « à bâtir la fonction publique du 21e siècle ». Mais, lorsque l’on étudie les mesures proposées, on voit que la montagne va accoucher d’une souris. Le recours à une phraséologie très « techno » ne serait-il pas destiné à masquer l’indigence des mesures proposées? Au regard des enjeux que notre pays doit affronter, ce texte n’est-il pas qu’un décor de carton pâte destiné à cacher le refus du gouvernement d’engager les réformes dont notre pays a un besoin urgent ? Jugeons-en.

Une Novlangue macronienne faite de grandiloquence et de termes abscons

« Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement » nous enseigne Boileau, « et les mots pour le dire nous viennent aisément ». Ce n’est pas le cas du texte qui va venir au Parlement.Il comprend, sur la forme, des expressions technocratiques, parfois absconses, qui empruntent plus à la Novlangue qu’à la langue de Molière. On nous évoque la volonté de rendre la fonction publique plus « agile ». Dans le Larousse, agile désigne ce qui est « vif, prompt à comprendre » et donne pour exemple « Un esprit agile ». Le projet du ministre serait-il de doter la France de fonctionnaires « agiles », c'est-à-dire ayant « l’esprit vif et prompts à comprendre » ? Serait-ce le projet du gouvernement ? On ose le croire. Car les antonymes du mot agile sont « engourdi, gauche, gourd, lent, lourdaud ou mou », tous qualificatifs dont on ose imaginer qu’ils caractérisent la vision qu’a le ministre de l'administration française. Encore que le patron du groupe parlementaire LREM à l’Assemblée nationale ait déclaré, à propos des gilets jaunes, que le gouvernement n'avait pas « suffisamment expliqué » [ce qu'il faisait] et qu'il payait le fait « d'avoir probablement été trop intelligent, trop subtil, trop technique dans les mesures de pouvoir d'achat ».

Autre exemple : le gouvernement veut permettre aux agents de faire valoir les droits qu’ils ont acquis lorsqu'ils passent d'une fonction publique à l'autre ou dans le secteur privé. Mais, au lieu d’expliquer très simplement que la mesure concerne la fonction publique d’Etat, la fonction publique territoriale et la fonction publique hospitalière, on nous parle des trois « versants » de l’administration. Pourquoi donc ? Au sens propre, ce terme désigne chacunedes pentes d'une montagne. Il a pour synonymes « adret, pente, pan, côté ». Quand bien même au sens figuré « versant » signifie « différents aspects d'une même chose », l’usage de ce terme pour décrire l’organisation de notre Etat en trois fonctions publiques interroge. Sauf si le gouvernement avait décidé de se transférer à Grenoble et que les administrations étaient réparties sur les trois versants de Belledonne, la Chartreuse et du Plateau du Vercors ! Plus loin, le ministre récidive en envisageant la « création d’une portabilité du CDI en inter-versants (sic) ». Et que dire de son souhait de mettre en place un « sac à dos social » pour lesfonctionnaires concernés par l’externalisation de leur service ou de leur mission ! Les intéressés devront-t-il passer par le « petit Campeur » avant d’intégrer leur nouveau statut ?

Mais pourquoi tant insister sur la forme du texte me direz-vous ? C’est parce que, chezObjectif France, nous sommes convaincus que plus un texte de loi manque de lisibilité, moins il est intelligible et donc accessible pour ses destinataires et, in fine, plus cela nuit à sa capacité réformatrice. Et nous ne sommes pas les seuls à faire ce constat. Récemment, leConseil d’État estimait que le bilan des mesures mises en œuvre depuis dix ans pour simplifier le droit était « globalement mitigé ». Ce qui dans le langage prudent des juges du Palais Royal signifie clairement négatif. Ils pointaient le fait que les études d’impact des projets de loi, qu’ils avaient préconisées en 2006 et qui sont obligatoires depuis 2009, n’avaient pas « suffi à enrayer l’inflation législative ». Celle-ci s’était, au contraire, aggravée. De surcroît, les textes, se plaignait les conseillers d’Etat, « ne cessent de s’allonger et sont parfois rendus illisibles après plusieurs modifications ». Bref, Montesquieu doit se retourner dans sa tombe.

Une montagne qui accouche d’une souris.

Que dire du fond du texte ? Une chose en résumé : il ne répond pas à l’impérieuse nécessité de réformer notre Etat pour le rendre moins dépensier et plus efficace. Pourquoi estimons-nous qu’il y a urgence ? Qu’on en juge. La part de la dépense publique rapportée à la richesse nationale est passée, entre 1974 et 2017, de 40 % à 56 % sans que la qualité du service rendu aux Français ne se soit améliorée. En cela, la France caracole en tête des pays de l’Union européenne (UE). Notre dette publique tutoie la barre des 100 % de la richesse produite chaque année. Enfin, notre taux de prélèvements obligatoires nous place, avec44,7 % du PIB, en tête des pays de l’UE. Bref, le bateau France coule inexorablement. Et pendant ce temps, son capitaine, Emmanuel Macron, donne des leçons à l’Europe entière…

Pour Objectif France, annoncer clairement quels efforts sont attendus de nos 5,5 millions de fonctionnaires et pourquoi on le leur demande, c’est non seulement les respecter,mais c’est la seule façon de recueillir leur adhésion. Et les réformes ne se feront ni sans eux, ni contre eux, mais avec eux. Le seul moyen de les mobiliser et, derrière eux, tout le pays, est de leur tenir un langage de vérité. Si le projet du gouvernement comprend quelquesintentions, il n’est, de ce point de vue, pas à la hauteur des enjeux. Alors qu’il faudrait une complète remise à plat, il se contente de mesurettes. Comme ses prédécesseurs depuis 40 ans,le ministre cherche à esquiver les problèmes pour éviter la confrontation. A moins qu’il ne perçoive pas la gravité des défis financiers auxquels notre pays est confronté, et ce serait encore plus grave.

Que dire des objectifs poursuivis ? Ils sont louables. Comment pourrions-nous être foncièrement en désaccord avec le fait de favoriser le dialogue social, améliorer la gestion des ressources humaines afin de rendre l'action publique plus efficace, simplifier et garantir la transparence et l’équité du cadre de gestion des agents publics, favoriser leur mobilité et renforcer l’égalité professionnelle entre les hommes et les femmes ? Mais ces intentions souffrent d’une grave insuffisance.

Elles ne s’articulent à aucun vison à long terme du rôle et de la mission de l’Etat dans un monde en pleine mutation. Rien n’est dit, par exemple, sur comment se préparer à la révolution numérique et de l’intelligence artificielle qui arrive. Rien n’est dit sur comment passer d’un Etat obèse à un Etat stratège. Faute de vision à long terme et, disons-le, de courage, le gouvernement nous propose, ni plus ni moins, ce qui se fait depuis 40 ans dans notre pays.

Pour promouvoir le dialogue social, premier axe du projet, le gouvernement suggèrede soumettre à l’avis d’un Conseil commun de la fonction publique les projets de textesrelevant de la compétence du Conseil supérieur d’une seule des trois fonctions publiques. Il préconise la fusion des comités techniques paritaire et du comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT). Il appelle à la réorganisation des commissions administratives paritaires et au développement du recours à la négociation collective.

On est loin de la grande « transformation » annoncée. Objectif France envisage de façon plus ambitieuse de « Conduire rapidement une négociation associant tous les partenaires sociaux ». L’objectif est d’aborder tous les sujets : « progression de carrière, modernisation de la gestion des ressources humaines et qualité de vie au travail au sein des différentes administrations ». Comment ? En associant « directement les agents publics à la réflexion sur l’administration de demain et la modernisation au plus près des services » et en « s’appuyant sur la révolution numérique ».

Le deuxième axe du projet de loi vise à l’amélioration de la gestion des ressources humaines. Le recours au contrat sur les emplois de direction, la création d’un nouveau CDD « de projet » et la possibilité de recruter par voie de contrat sur des emplois permanents de catégorie A B et C par dérogation au principe de l'occupation des emplois permanents par des fonctionnaires sont des mesures qui vont dans le bon sens.

Les autres mesures visant à faciliter les mouvements de mutation des fonctionnaires de l'État, à généraliser l'évaluation individuelle, à sécuriser la rémunération des agents contractuels recrutés sur emploi permanent, à reconnaître les mérites individuels dans les procédures d'avancement et de promotion au choix et, enfin, à harmoniser l'échelle des sanctions dans les trois fonctions publiques ressortent plus du toilettage de textes. Cela est certes utile, mais peu novateur.

Pour « rendre l'action publique plus efficace », Objectif France estime qu’il faut avoir le courage de « Remplacer un départ d’agent public sur deux en moyenne à l’échelle des fonctions publiques » pour « réduire de 500 000 le nombre d’emplois publics en 5 ans tout en maintenant un niveau de recrutement significatif sur la période ». Objectif France préconise également de simplifier et d’élargir pour les administrations le recrutement des contractuels de droit public et d’organiser la mobilité au sein comme entre les fonctions publiques.

?Troisième axe du projet de loi : simplifier et garantir la transparence et l’équité du cadre de gestion des agents publics. Comment pourrions-nous, là aussi, être en désaccord avec le fait de garantir l’égal accès et la transparence pour les recrutements hors concours, de promouvoir la transparence ainsi que l’équité des règles en matière de contrôle déontologique ou encore de simplifier et moderniser les règles relatives à la protection de la santé et de lasécurité des agents publics ? Mais, une nouvelle fois, ce n’est pas une « transformation » de notre fonction publique. L’égal accès à la fonction publique est, depuis bien longtemps déjà,garanti par le principe d’égalité qui a une valeur constitutionnelle. Un arsenal législatif existe déjà en matière de déontologie des fonctionnaires. Légiférer était-il donc nécessaire sur ces points ?

En revanche, le refus du gouvernement d’aborder de front la question du temps de travail dans la fonction publique illustre un manque de courage et de lucidité. Les 35 heures ont aggravé l’état de nos finances publiques et eu un effet désorganisateur dans les services, en particulier dans nos hôpitaux. Alors qu’il eut fallu inverser la vapeur, le gouvernement se contente benoitement de proposer d’« harmoniser le temps de travail dans la fonctionpublique ». La belle affaire. En gros, éteindre l’incendie avec un dé à coudre.

Conscient qu’il s’agit là d’une question majeure, Objectif France préconise « d’augmenter progressivement le temps de travail dans la fonction publique à 39 heures hebdomadaires, sur une base annualisée permettant aux administrations d’organiser les cycles de travail les plus adaptés à leurs missions et métiers ». Et, dans un souci d’équité avec le secteur privé, d’y « d’instituer 2 jours de carence ». Travailler un peu plus et travailler mieux en diminuant le stress au travail pour les agents, en revalorisant leur traitement, en élargissantles heures d’ouvertures des services publics pour les usagers et en soulageant nos financespubliques. Un contrat « gagnant-gagnant » pour tous.

Quatrième axe du projet de loi : favoriser la mobilité et accompagner les transitions professionnelles des agents publics dans la fonction publique et vers le secteur privé. Ce nécessaire travail de respiration ne peut que nous satisfaire, même s’il demeure timide. Il nous apparait certes salutaire de permettre aux agents de faire valoir les droits acquis d'une fonction publique à l'autre ou dans le secteur privé. De même, il est logique de favoriser cette mobilité par des mesures d’accompagnement (favoriser la rupture conventionnelle, prévoir un droit à l'allocation de retour à l’emploi, créer un dispositif d'accompagnement des agents dont l'emploi est supprimé).

Mais, selon nous, il faut aller plus loin et organiser une véritable synergie public-privé pour faire prévaloir « une logique gagnant-gagnant sur l’autel de l’intérêt général qui reste l’intérêt national ».

Le cinquième et dernier axe du projet de loi annonce la volonté de « renforcerl’égalité professionnelle ». L’obligation pour tous les employeurs publics de mettre en place un plan d'action « égalité professionnelle » d'ici à 2020 nous laisse dubitatifs. Nous savons d'expérience que ce type d'objectif n’est jamais atteint, tout du moins dans les délais fixés par le législateur. Et une loi non appliquée sape l’autorité du législateur.

Le gouvernement promeut la notion de « nomination équilibrée » introduite par une loi du 12 mars 2012, dite « loi Sauvadet ». Il s’agit d’imposer « un taux minimum de personnes de chaque sexe parmi les personnes nommées pour la première fois aux principaux emplois d'encadrement supérieur » dans les trois fonctions publiques. Le gouvernement veutnotamment renforcer le dispositif pour les jurys. Des mesures sont également prévues pour certaines catégories de fonctionnaire (non application du jour de carence pour les congés maladie liés à la grossesse, maintien des droits à l'avancement et à la promotion en cas de congé parental ou de disponibilité pour élever un enfant, déroulement de carrière favorisé pour les personnes en situation de handicap).

La démarche consistant à faire évoluer la société par la loi n’est pas nouvelle. Mais elle a montré ses limites. Lorsque l'on sait que la première loi sur l'égalité professionnelle date du début des années 80 et que, 30 ans après, elle n’est toujours pas rentrée dans les faits, il faudrait peut-être s’interroger sur la méthode. Et méditer sur ce que soulignait le sociologue Michel Crozier qui, il y a plus de 40 ans, écrivait qu’« On ne change pas la société par décret ». Plutôt que des lois qui resteront lettre morte, ce sont des mesures concrètes qui doivent être mises en place (création de crèche au sein même des administrations, organisation des réunions pour tenir compte des heures d’ouverture et de fermetures des crèches et des écoles primaires, système de navettes collectives à faible empreinte carbonique pour faciliter le transport des agents entre les gares et les ministères, etc.).

En conclusion, faisons crédit au gouvernement que son projet de loi comprend des avancées en termes de mobilité des fonctionnaires et d'assouplissement des conditions de recrutement de contractuels. Il y a également la volonté de simplifier les structures consultatives et de négociation et d’harmoniser les règles entre les trois fonctions publiques. Mais, au regard des ambitions affichées par le candidat Macron, la montagne a accouché d'une souris.

Et pourtant la réforme de l’Etat est urgente ! C’est la clé pour que notre pays puisse affronter les défis du 21e siècle. C’est la mère des batailles et c’est pour cela qu’elle au cœur de notre ADN.

Parce que nous sommes conscients de l’ampleur des défis à relever, Objectif France propose un pacte de progrès pour la fonction publique. Un projet réaliste et ambitieux pour les fonctionnaires qui, au quotidien, sur le terrain, font vivre nos services publics. Des agents qui travaillent avec professionnalisme, courage, voire abnégation. Depuis de nombreuses années, leurs conditions de travail se dégradent et leurs missions évoluent sans que leur cadre d’organisation soit adapté, sans que soit dégagés les moyens nécessaires pour améliorer l’efficacité du travail et la qualité du service rendu. Il nous faut conduire une réflexion profonde sur les missions des fonctionnaires, leurs moyens et leurs carrières. Afin qu’ils gardent leur attachement à leur mission tout en la remplissant de façon plus efficace.

Alors oui à la réforme de l’Etat. Mais sans novlangue, ni langage technocratique.Avec des mots empruntés au vocabulaire du courage. Sans faux-semblants, mais avec une vision de ce que doit être un Etat moderne. Centré sur ses fonctions régaliennes, respecté, sachant fixer des règles du jeu claires et justes et laissant ensuite les acteurs déployer leur créativité sur le terrain.

Stephane Morel
Responsable du comité thématique « Réforme de l’Etat » d'Objectif France